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Avec le cousina, l’Ardèche cuisine la châtaigne à toutes les soupes à Désaignes.

 

Ce mets nourrissant et rustique, préparé avec le fruit emblématique de la région dont la saison bat son plein, a vu sa recette s’affiner depuis des décennies pour être aujourd’hui concocté dans d’innombrables variantes.

La soupe à la châtaigne de Geneviève Champeley, ancienne institutrice, une préparation simple et singulière.
La soupe à la châtaigne de Geneviève Champeley, ancienne institutrice, une préparation simple et singulière. (Alexa Brunet/Libération)

Par Maïté Darnault

Envoyée spéciale en Ardèche
 

Quatre femmes autour d’une table, pour goûter deux soupes. Ou plutôt deux versions d’un même mets. Servie dans une assiette creuse, la première est blonde et épaisse. Les croûtons aillés sombrent lentement dans le liquide chaud au parfum fumé. La seconde, plus claire et fluide, est présentée dans un ramequin, surmontée d’un nuage de crème fouettée citronné. Cette soupe, quelle que soit sa déclinaison, est l’un des piliers de la cuisine traditionnelle d’Ardèche. Son nom : le cousina. Son ingrédient principal est la châtaigne, fruit emblématique de ce territoire rural qui s’étend des monts d’Auvergne aux contreforts des Cévennes.

Alors que s’achèvent mi-novembre les castagnades, fêtes où l’on accommode et consomme les dizaines de variétés de châtaignes qui composent l’AOC ardéchoise obtenue en 2006, on s’est rendue pour une séance de dégustation dans le nord du département, à Désaignes. Laurène Bigouret tient depuis cet été le café Tandem dans ce village de 1 150 habitants. La restauratrice trentenaire a invité une cliente de quelques décennies son aînée, Geneviève Champeley, ancienne institutrice. Chacune a préparé son cousina de son côté. Réchauffées en début de soirée, les deux préparations sont simples mais singulières. Attablée avec Geneviève, Laurène et sa mère, on complète le quatuor qui souffle sur la cuillerée fumante de cette soupe rustique et nourrissante, tout en partageant des astuces culinaires.

Laurène Bigouret, dans la cuisine dU café Tandem, restaurant qu'elle COdirige avec son frère à Désaignes, dans le nord de l'Ardèche.
Laurène Bigouret, dans la cuisine du café Tandem, restaurant qu’elle codirige avec son frère à Désaignes, dans le nord de l’Ardèche. (Alexa Brunet/Libération)

Châtaignes rôties au four

La recette originelle du cousina est celle des grands-mères d’antan, transmise devant la marmite après qu’elle a mijoté dans l’âtre puis, plus tard, sur le poêle en fonte qui a suppléé la cheminée. Non pas par coquetterie gastronomique, mais parce que comme tout aliment élémentaire de la paysannerie, «c’est une cuisine de femmes» accaparées par une multitude de tâches, que l’on cale «au coin du feu», «pas quelque chose qu’on a besoin de surveiller», souligne Claude Brioude, chef à Neyrac-les-Bains. Issu de la sixième génération d’une famille de restaurateurs installés au pied des thermes dans la vallée qui mène à Aubenas, il est l’auteur du livre Connaître la cuisine ardéchoise (éditions Sud-Ouest).

La recette qui y est retranscrite est celle la plus souvent partagée. Prenez un kilo de belles châtaignes épluchées, rôties une demi-heure au four ou cuites à l’eau bouillante. Réservez-en les deux tiers, moulinez le tiers restant. Plongez cette purée dans un litre de court-bouillon, avec un peu de noix de muscade râpée, du sel et du poivre, et surtout, une demi-douzaine de feuilles de céleri branche. Idéalement, sa variété sauvage locale, le lapi, ce «céleri des marais» qui pousse partout grâce à l’humidité ambiante, ou bien de la livèche, qui agrémente les potages d’Europe de l’Est. Après trente minutes d’ébullition, ajoutez les châtaignes entières et un litre de crème fraîche, rectifiez si besoin l’assaisonnement et laissez vivre tout cela à petits glouglous pendant encore une heure.

Lors d'une récolte de châtaignes, à Lamastre.
Lors d’une récolte de châtaignes, à Lamastre. (Alexa Brunet/Libération)

L’étymologie du mot cousina «va raconter la relation fusionnelle entre l’Ardèche, les Cévennes et la châtaigne», retrace Ninon Tanga, 33 ans, cuisinière et chercheuse en culture culinaire dans le Nord-Ardèche. Issu du latin vulgaire tardif, il signifie «cocina, cosina, la cuisine». «Le cousina est indissociable de la cuisine comme lieu, architecture, et de l’action de cuisiner : faire la cuisine, c’est faire de la soupe à la châtaigne.» En occitan, elle est aussi appelée «bajana», de «bajane, la châtaigne». C’est devenu «badjanat, la châtaigne sèche», qui a donné un verbe, «badjanar, tremper dans l’eau des châtaignes sèches» et par extension «blanchir les légumes à l’eau bouillante». Une polysémie que l’on retrouve dans la recette qui a traversé les âges.

Poignée de cèpes saisis au beurre

Ardéchoise depuis un demi-siècle, Geneviève Champeley a peaufiné sa version : elle prépare son bouillon de légumes avec des épluchures de carottes et de poireaux, une échalote et une gousse d’ail. Elle n’y ajoute qu’«un peu de crème» mais s’autorise quelques lardons, avant de mixer le tout. Elle aime servir son cousina, quand la cueillette a été fructueuse, avec une poignée de cèpes saisis au beurre. A défaut, des croûtons aux herbes ou frottés à l’ail font l’affaire. Laurène Bigouret, elle, s’est inspirée des Noël en famille pour concocter la soupe qu’elle a mis cet automne à sa carte végétarienne, en entrée.

Pour les fêtes, sa grand-mère, originaire de Saint-Laurent-du-Pape, au pied du haut plateau entre Valence et Privas, servait en mise en bouche «une petite verrine de crème de châtaignes faite au bouillon de poulet et à l’ail, avec une chantilly neutre et une rondelle de chorizo». «Comme j’ai arrêté la viande, je pose une olive noire au sommet de la crème fouettée que je prépare avec des zestes de citron et j’ajoute à la soupe une petite épice trouvée en route.» Sautez les mots qui suivent si vous voulez la découvrir par vous-même : une pincée de réglisse en poudre. «Je ne dis pas aux gens ce que c’est, c’est plutôt rigolo de les laisser trouver et si je l’annonce d’entrée de jeu, certains peuvent être rebutés.» Subtile, cette note corsée contrebalance astucieusement l’acidité des zestes.

La soupe à la châtaigne de Laurène Bigouret.
La soupe à la châtaigne de Laurène Bigouret. (Alexa Brunet/Libération)

D’ordinaire, «retour aux sources» oblige, Laurène Bigouret utilise des châtaignes rôties, «ouvertes en [se] brûlant les doigts», qui donnent cette saveur caramélisée. «Ce qui change la donne, c’est la torréfaction» du fruit, «dix ou quinze minutes au four à 180 °C», recommande celle qui s’est formée à Lyon chez Thierry Marx, avant de reprendre l’ancien bar-tabac de Désaignes, loué à la mairie, propriétaire des murs. Avec son frère Axel et «quelques potes», ils ont rénové l’endroit, qui a servi jusqu’à une trentaine de couverts par jour cet été. Fermé en début de semaine, le café propose du jeudi au dimanche un menu unique, végé donc. Mais il est toujours possible de commander à côté «un pot de terrine, de rillettes ou un saucisson, des productions locales, comme ça chacun s’y retrouve», précise la restauratrice.

«On ne servait pas le cousina au restaurant»

En Ardèche, depuis le Moyen Age et le début de la sélection progressive des variétés de châtaigniers sauvages, cette culture est devenue pour les paysans un complément à l’élevage. Ramassées d’octobre à décembre, les châtaignes étaient autrefois séchées dans les clèdes, de petites bâtisses faites d’un étage au parquet ajouré sur lequel la récolte, débarrassée de ses bogues, était étalée. Pour alimenter le brasier au rez-de-chaussée, «on déterrait une souche pour avoir un bois qui fumait beaucoup, ça donnait un goût très prégnant», retrace Claude Brioude.

Le résultat, appelé cruzes ou châtaignons, pouvait ainsi être stocké et réutilisé au fil de l’hiver. «Quand j’étais enfant, on ne servait pas le cousina au restaurant, c’est une soupe domestique», se souvient le chef ardéchois, qui dirige aujourd’hui une brasserie et un gastro dans l’établissement familial de Neyrac-les-Bains. A la ferme, décembre et janvier étaient traditionnellement des mois maigres, car «pauvres au jardin». Ce n’est qu’à partir de février, après avoir tué le cochon, que certains ajoutaient du lard au cousina. Claude Brioude situe aux années 90 le renouveau de ce mets dans la restauration, dans la lancée des efforts de promotion de la châtaigne locale.

Car à partir du début du XXe siècle, après avoir été pendant plusieurs siècles cet «arbre à pain» nourricier pour le territoire, le châtaignier a été délaissé, sa culture reléguée par l’exode rural et la désindustrialisation (son tanin a longtemps servi de colorant dans les peausseries et les soieries). En 1870, l’Ardèche produisait près de 40 000 tonnes de châtaignes par an, contre 5 000 tonnes aujourd’hui – soit la moitié de la production française. Aujourd’hui, «la recette du cousina a évolué et c’est tant mieux, il a été mixé, affiné, crémé, alors qu’il était fait au lait gras à l’origine», explique le restaurateur, qui en a imaginé une palette de variantes.

Au sein d'une châtaigneraie à Lamastre (Ardèche).
Au sein d’une châtaigneraie à Lamastre (Ardèche). (Alexa Brunet/Libération)

En entrée, la soupe peut servir de lit à un œuf parfait saupoudré de cardamome noire, ou à une noix de Saint-Jacques snackée avec quelques chips de châtaigne. A l’automne, délayée au lait demi-écrémé, elle est versée «presque comme une sauce» sur un foie gras poêlé ou des dés de légumes – butternut, champignons et oignons – revenus à l’huile de noisette. Cette dernière version végétale, Claude Brioude l’accorde avec un verre de roussanne ou de marsanne, deux cépages de vin blanc de la vallée du Rhône aux notes florales, fruitées et épicées, «quelque chose d’un peu vif qui vient rééquilibrer le côté sucré du cousina».

«Tout le monde s’est mis à travailler ce produit»

A Malbosc, dans le sud du département, Jérémy Flaquin sert la recette traditionnelle en entrée dans son bistrot. Il recommande de la marier avec un verre de chatus, un cépage rouge ancien des Cévennes relancé depuis une décennie, notamment par le domaine du Pigeonnier, en agriculture bio, à Payzac. Michel Grange, producteur à Lamastre, se félicite de la dynamique, ces quarante dernières années, qui a accouché d’une «image rajeunie de la châtaigne», fruit dénué de gluten. «C’est devenu un patrimoine historique, culturel, économique et culinaire, tout le monde s’est mis à travailler ce produit», constate-t-il.

A 65 ans, il passe progressivement la main à ses enfants, qui sont la huitième génération à vivre des arbres plantés en terrasses à près de 600 mètres d’altitude. La châtaigneraie familiale s’étend désormais sur 36 hectares, tout en bio, avec une vingtaine de variétés ancestrales telles la comballe, la merle et surtout la bouche rouge, dont les fruits sont de grosse taille, beaux et bons. C’est cette variété qu’utilise Christiane Brioude, tante du chef Claude, pour faire son cousina. Surnommée «Madame Châtaignes», cette figure locale continue, à 80 ans, de servir sa spécialité au Salon d’Ann Sophie, à Aubenas.

Elle tient sa recette de son «arrière-arrière-grand-mère» mais admet se rabattre sur les fruits au naturel en conserve, dont elle transforme près d’une tonne par an pour les clients de son établissement. Son salon de thé sert le midi une assiette de cinq petits plats, dont la fameuse soupe. Et comme il en reste toujours un fond sur la gazinière, «beaucoup de gens viennent la manger à 17 heures, avec une tranche de foie gras, une confiture d’olives et de petites brioches à la farine de châtaigne», pour un parfait goûter salé.

Article repiqué sur Libé.

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