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Natif de Labatie d’Andaure  Jean Norton Cru est un autodidacte dont le témoignage vécu sur la Grande Guerre de 14-18 controversé  juste après celle-ci, a pris avec le recul une valeur devenue référence historique.

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Je vais laisser le soin à Mr Jacques Vernier , spécialiste de Jean Norton Cru et ayant participé à l’ouvrage cité en référence , de vous en  retracer le parcours.

Jean Norton CRU,  un Ardéchois témoin de la guerre 14-18

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J.N. Cru est mort il y a 57 ans. Son livre a paru en 1929. L’actualité de son oeuvre n’est-elle pas dépassée ? Or il est étonnant de constater que J.N. Cru a laissé une trace (certes polémique ) dans la manière dont les historiens abordent aujourd’hui l’histoire de la Grande Guerre. J’en ai pour preuve la double page parue dans Le Monde du 11 Mars dernier au sujet du 90è anniversaire de la bataille de Verdun. Des historiens rassemblés dans le CRID 14-18,  sont considérés (par leurs détracteurs) « comme les héritiers directs de Jean Norton Cru, cet ancien poilu qui publia en 1929 un célèbre essai intitulé Témoins, consacré aux écrits des combattants ».

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Fils du pasteur Louis Cru, desservant la paroisse réformée de Labatie et St Jeure d’Andaure, et de Catherine Norton, qui est Anglaise, Jean, Norton naquit au presbytère protestant de Gamon le 9 septembre 1879, ainé d’une fratrie de 7 enfants. Deux autres garçons naîtront également au presbytère : Albert en 1881, Paul en 1882. La famille Cru ne restera que 4 années à Labatie d’Andaure. Louis Cru, le pasteur, répond à un appel du gouvernement français qui cherche un missionnaire protestant pour  l’île de Maré, à l’Est de la Nouvelle Calédonie.

C’est donc le départ de toute la famille Cru pour cette île lointaine où ils arrivent fin Décembre 1883. Ils y resteront 7 ans.   

Puis c’est le retour en Ardèche où le pasteur Cru est nommé dans la paroisse de La Pervenche. Là, Jean Norton doit rattraper les lacunes de son instruction primaire et devient à l’âge de 13 ans interne au lycée de Tournon pour y préparer le baccalauréat.

L’enfermement au lycée est difficile pour ce garçon épris de liberté. Il a un lien très fort avec sa mère qui l’influence beaucoup sur le plan moral et religieux et qui a veillé à ce que ses enfants soient bilingues.

Après le baccalauréat et une année en Angleterre, il fait  3 ans de service militaire dans la région de Grenoble dans un régiment d’infanterie.

De retour du service militaire, il passe des examens tout en travaillant à restaurer la ferme qui a été achetée à Mirmande dans la Drôme pour l’installation de la famille. Puis il enseigne l’anglais à l’école primaire supérieure d’Aubenas où il se marie en 1908 avec Rose Souquet. Marcheur infatigable, il découvre les coins les plus perdus de cette belle région. Il n’oubliera jamais son Ardèche natale. Il y fait allusion dans ses lettres. A sa mort en 1949 à Bransles en Seine et Marne, il laisse un leg pour la paroisse réformée de Labatie et St Jeures d’Andaure qui servira à des réparations à effectuer aux temples.

Sur la suggestion de son frère Robert Loyalty, il quittera l’Ardèche  pour aller enseigner à Williamstown, ville universitaire du Massachusetts, Etats-Unis. A part la période la guerre, de 14 à 19, il y fera toute sa carrière comme professeur de littérature française.

En Août 14, à la déclaration de la guerre, il prend le bateau pour la France et rejoint son unité. Jusqu’au 1er Février 1917, ce sera la vie  de tranchée, en vrai poilu, avec tout ce qu’elle signifie de dangers et d’épreuves. Pour toute cette période ses nombreuses lettres à sa famille sont une source précieuse de renseignements. Madame Marie-Françoise Attard, Ingénieur de recherche à l’Université de Provence (qui nous fait l’honneur de sa présence parmi nous pour cette inauguration) travaille actuellement à l’édition annotée des 242  lettres écrites par J.N. Cru depuis le front, source inestimable de renseignements sur sa personnalité et sur la Grande Guerre.

Son unité sera engagée en Champagne avec les combats du chemin des Dames, puis à Verdun où il est sergent : «  quiconque n’a jamais vu ce que je vois, écrit-il, ne s’en fera jamais une idée » ; « j’ai passé d’abord 7 jours assez durs dans un secteur virulent et dangereux (attaque de Thiaumont) où nos pertes furent sensibles  ( perdu six cents hommes en une journée sur deux bataillons)… Il se retrouve ensuite dans la région de Soissons et revient à Verdun en Janvier 17 par un froid terrible où presque tous les hommes de sa section ont les pieds gelés. Dans un régiment de choc, il sera décoré de la fourragère. Il note : « il faut être en première ligne pour voir vraiment ce qui se passe ».

Sa vie militaire va changer en Février 1917. Il est nommé interprète auprès de l’armée britannique puis auprès des américains dont le contingent ne cesse de grossir1.  Sorti profondément marqué par l’épreuve de la guerre, J.N. Cru se sent une dette vis -à- vis de tous ses camarades poilus dont beaucoup sont morts parfois tout à côté de lui : « là dans ma tranchée, je fis le serment solennel de ne jamais soutenir ces mensonges (toutes ces légendes sur la guerre qui courent dans de nombreux ouvrages patriotiques), et, si Dieu me sauvait la vie, de rapporter la relation sincère et véridique de mon expérience … ».

En Décembre de la même année, il est l’instructeur principal d’une école d’interprètes. Il est enfin envoyé en mission aux Etats-Unis par la Haute Commission Française à Wahington où ses conférences sont remarquées. En septembre 1919 il retournera enseigner au collège de Williamstown.

L’oeuvre de Jean Norton CRU

 

La genèse du livre qu’il entreprend d’écrire est née dans l’expérience des tranchées. En fait, il avait une musette réservée aux livres qu’il se faisait envoyer de Paris et lisait chaque fois qu’il avait un moment de répit. Il écrit à Elie Reynier, intellectuel et historien ardéchois, son ancien condisciple au lycée de Tournon, pour lui présenter son livre qui va bientôt paraître :

 « J’ai songé à consacrer mes efforts à doter la littérature de guerre d’  une étude d’ensemble, d’après des méthodes rigoureuses… J’analyse un peu plus de 300 volumes par 250 auteurs.Mon ambition est que le livre puisse servir aux buts suivants : 1/ offrir au public… une classification qui mette en valeur les bons livres et qui indique les faiblesses des oeuvres parfois trés populaires mais plutôt littéraires et sensationnelles que sincères et documentaires… 2/… offrir aux historiens de l’avenir des matérieux inutilisés à cause du chaos où ils sont perdus… ; -les engager à écrire l’histoire militaire, non plus seulement à l’aide de documents officiels dus… à des bureaux anonymes, à des hommes… incapables de se faire une idée de la guerre telle qu’elle fut…mais aussi à l’aide des documents personnels provenant des acteurs et des témoins dont le témoignage tendra à empêcher qu’on incorpore à l’histoire la légende des faits et la légende des sentiments … ».

Comment s’ y prend-il pour analyser les ouvrages sur la guerre ?

« Je m’occupe des souvenirs de témoins, écrit-il. Mais il y a témoignage et témoignage ». Cru n’accepte pas tel quel tout ce qui se présente comme témoignage. Il enquête, vérifie, veut un témoignage le plus  spontané possible, qui ne soit pas rectifié, voire transformé par le temps, les influences reçues, les récits des autres. Avec une idée forte : la vérité doit démasquer la légende. Un bon récit est celui d’un témoin occulaire, qui exprime ce qu’il a ressenti profondément. Citons ici Mme Attard- Maraninchi : « les lettres de N. Cru conduisent au front, et confient la vision de la mort et de la guerre « au plus juste ». Il se distingue par là de bien des récits chargés d’exaltation patriotique et d’ illusions ».

Il faut enfin préciser que Norton Cru ne put publier son énorme ouvrage (plus de 720 pages) comme il l’avait prévu  et dut le faire à compte d’auteur. Il écrit à Elie Reynier pour lui annoncer l’envoi de Témoins : «  je compte sur toi pour me faire connaître parmi les ardéchois ».

 

Quel sera le résultat de cette lecture critique parfois décapante ?

Des auteurs à succès, et non des moindres, seront « déclassés » quant à la valeur de leur oeuvre en tant que témoignage: Barbusse, Dorgelès, pour citer les plus célèbres,  d’autres seront reconnus parmi les meilleurs comme Genevoix. Cru leur attribue un classement, en fonction de leur « valeur de vérité ».

 

La réception de Témoins dans les années 30

Norton Cru craignait par dessus tout le silence autour de son livre. Celui-ci n’a été  que de courte durée. C’est  bientôt une véritable polémique qui s’engage. Ainsi  les critiques acerbes, réservées ou résolument  positives faites  à Témoins contribuent largement à le faire sortir de l’anonymat.

Parmi les agressés par les remarques de Cru, parfois certes excessives ou  entachées de quelques erreurs ( 2 ), citons Dorgelès et  le titre de son article :

« Monsieur Cru, ou la critique selon Saint Thomas » . La critique de Pierre Scize dans le « Canard Enchainé », avec pour titre : « L’Eusses-tu Cru, Cru ? » donne le niveau de la polémique :

« M. Jean-Norton Cru…avec un entêtement de maniaque, passe à la toise uniforme les livres de ceux qu’il nomme : « témoins ». Il vérifie chaque date sur son éphéméride, chaque secteur décrit sur sa carte, chaque nom de général sur son annuaire de l’armée. Malheur à vous, écrivains téméraires… qui placez en Avril une offensive qui eut lieu en Mai…  Tant qu’on n’a pas tenu entre les mains cette épaisse compilation, on ignore jusqu’où peut aller la patience d’un fou ou la mauvaise foi d’ un partisan …»

Passons maintenant au compte-rendu d’Elie Reynier, paru dans le Bulletin de la Fédération Drôme – Ardèche :

« Cette analyse critique qui mesure et pèse tous les mots, veut élaguer tous les « témoignages » inexacts, mensongers ou seulement insignifiants- même s’ils ont obtenu des succès littéraires et commerciaux éclatants ( surtout dans ce cas car ils sont les plus dangereux). Et, par contre, mettre au premier rang  les témoignages véritables, véridiques, honnêtes, réellement observés et vécus- même s’ils sont restés jusqu’ici peu connus….La vérité, la recherche de la vérité, telle est l’exclusive préoccupation de l’auteur. Ce n’est que par là, uniquement, qu’ il entend combattre la guerre… »

Conclusion

Nous venons de voir la polémique déclenchée par un livre qu’aucune maison d’édition  n’ osa    imprimer, qui n’aurait pas pu paraître, sans l’acharnement de J.N. Cru à le faire éditer.

Il a eu le tort d’avoir raison trop tôt ! Il a souvent été mal compris dans sa démarche propre : non pas juger des oeuvres littéraires en rapport avec 14-18 (romans ou autres) sur leur valeur littéraire, mais les examiner en se posant la question : quelle est leur valeur comme témoignage vrai ?  J.N. Cru a voulu être un « pré-historien » de la guerre  14-18. Pour éviter tout retour de la guerre,  il veut faire la vérité sur l’horreur indescriptible qu’elle représente. Il se forge une devise : si tu veux la paix, établit toute la vérité sur la guerre ! Il dénonce la désinformation organisée par les pouvoirs qui a donné à toute une génération une vision faussée de la guerre 14-18.

Au-delà de la polémique, des questions fondamentales demeurent et continuent aujourd’hui  de nous poser question : Ne l’oublions pas, notre histoire, c’est là où nous plongeons nos racines. La manière de l’écrire influence toute une génération par les livres d’école. Oui, comment écrivons-nous notre histoire ? Quel est, dans ce processus, la place et le rôle du témoin et de son témoignage ? « Le témoin direct est-il qualifié pour devenir l’historien de sa propre expérience ?.»

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Si l’oeuvre de J. N. Cru reste peu connue du grand public, les historiens d’aujourd’hui par contre se réfèrent à lui, même si c’est parfois pour se distancer de sa méthode. Mais cela montre combien les questions posées par Norton Cru  restent d’actualité.

Jacques Vernier, Labatie d’Andaure.

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